Vous, vous, vous êtes ma faille. Et vous vous jouez de
l’affection que j’ai pour vous. Quand j’aime les gens je les appelle, quand je
les respecte je leur réponds. Je ne vous demande même plus de m’appeler, juste
de me respecter. C’est une décision qu’il faudrait que je sache prendre.
Cesser. D’attendre un mot de vous, d’attendre une réponse, d’attendre de la
réciprocité. Cesser tout simplement de vous faire exister dans ma mémoire, dans
mon esprit. On peut rompre avec les gens, amis ou amours, on peut rompre avec
les habitudes et les manies, on peut rompre avec ce qui existe, mais c’est si
difficile de rompre avec le vide d’une relation insatisfaite. C’est si
difficile de rompre avec l’indifférence. Il faut qu’un jour, j’y arrive, à
couper le fil de ces années de relation aléatoire, à sens presque unique. Cette
relation que je suis la seule à porter. Je sais que cela ne tient qu’à moi, que
vous ne me rappellerez jamais, que vous ne me retiendrez pas. C’est sans doute
ça qui me fait peur. Si vous saviez pourtant comme je vous en veux, et comme je
vous hais souvent pour tous ces messages perdus dans l’oubli, pour tous ces
appels sur lesquels vous avez fermé les yeux. Six ans que vous soufflez sur moi
le chaud et froid, vous rendez-vous compte ? Six ans d’obsession pour vos
fuites et vos retours, pour vos regards volés et vos silences. Six ans à
chercher vainement votre sincérité. Six ans à me livrer pour tenter de faire
céder vos défenses, six ans à me rétracter, régulièrement, et vous rejeter du
plus loin que je peux. Que vous ai-je donc fait pour mériter pareil
traitement ? Ne m’expliquerez vous donc jamais ce que vous avez pu aimer
en moi, si loin de vous il y a six ans, imperméable à vos regards, pour
m’entreprendre de votre séduction… pour rien ? C’est tellement facile avec
votre âge, avec vos traits et votre voix de séduire si jeune enfant. Dix sept
ans. Malléable à merci, impressionnable à souhait. Désirante à ce point. Dix
sept ans et déjà en larmes de se sentir pieds et poings liée à votre personne,
et de craindre aussitôt votre fuite. De ne savoir garder vos yeux posés sur
moi.
En écrivant ces mots, il y a quatre mois, j’ai décidé. Ce
sera l’année sans elle. Ce sera la première des années sans elle. Cette année
je vais faire ce que j’aurais dû faire il y a cinq ans déjà. Ne plus la faire
exister dans ma vie. Cela s’appelle une rupture je crois, une rupture qui vient
mettre fin à une relation qui n’a jamais eu de nom. Juste des
caractéristiques : déséquilibrée, aléatoire, à sens unique trop souvent,
frustrante, ambiguë, malsaine, humiliante, tellement humiliante, pour moi.
Comment on appelle un sentiment qui n’est plus amoureux depuis longtemps mais
qu’elle n’a jamais laissé se muer en amitié ? Comment on appelle cette
indifférence affectée, sitôt que je l’approche, et cette séduction toujours
recommencée sitôt que je m’éloigne ?
J’avais dix sept ans à peine
quand un jour une petite peste que je fréquentais à l’époque m’a fait remarquer
qu’elle n’avait l’air de ne faire cours que pour moi dans la classe. J’avais
dix sept ans et tout ce que je faisais, tout ce que je disais, tout ce que je
lisais l’intéressait tellement. J’avais dix sept ans et elle me répétait que je
lui tendait le miroir de sa propre adolescence, passée.
J’avais dix sept ans et je
refusais de comprendre ce que signifiait cette obsession, pour elle, pour ses
yeux plantés dans les miens, pour sa voix qui s’introduisait dans la maison
quand je ne m’y attendais pas, qui ne se présentait pas, qui se reconnaissait
au simple décroché du combiné, et qui pénétrait l'intimité de ma chambres ou des espaces
où je tentais de l’oublier. Cette voix qui me provoquait toujours ce même
fourmillement dans les jambes, et qui m’empêchait de rester en place, ces
papillonnements dans le ventre qui faisaient trembler ma voix.
J’avais dix sept ans quand elle
m’a confié sa propre enfant, sans question, sans me prévenir, presque du jour
au lendemain, comme pour sceller le secret de ce que nous ne disions pas, de ce
que nous ne faisions pas. J’avais dix sept ans, et je bordais l’enfant, et je
lavais l’enfant, et je chérissais l’enfant, ersatz de sa présence.
J’avais dix sept ans et les
insinuations des autres, qu’elle provoquait, à notre égard, me rendaient folle.
J’avais dix sept ans et déjà je l’implorais d’arrêter, ce manège, ces non-dits,
cette indifférence et ce mépris affectés de certains jours.
Je n’avais toujours pas dix huit
ans lors de cette nuit chez elle. De cette soirée passée à parler, si proches,
de cette hésitation enfin avant de nous coucher chacune dans notre chambre.
Quand accroupie à ma hauteur, elle a relevé la tête vers moi, assise sur le
lit, pour ne rien me dire. Juste me regarder. Comme j’étais naïve de penser que
j’étais la seule à ce point troublée.
Après j’ai eu dix huit ans, et je
suis partie. Et plus je grandissais, plus elle s’éloignait. Et plus je
grandissais, et plus je comprenais l’ampleur de ce qui s’était joué cette année
là.
J’ai cessé de l’aimer bien sûr,
je me rappelle nettement du soir ou je
me suis rendue compte que ma dernière pensée avant de sombrer dans le sommeil
n’était plus pour elle, mais pour Elixir, je me rappelle nettement du jour ou
ce n’est plus son nom qui s’affichait sur mon téléphone qui me faisait frémir,
mais celui d’Elixir.
Il y a eu ces conversations téléphoniques, derniers
instants de grâce sans doute, quand je ne parvenais pas à lui dire ma vérité,
qu’elle savait pourtant déjà. Ses déclarations à peine déguisées, le voile
d’ignorance dont je continuais de m’envelopper obstinément, désespérément.
Et dix fois, cent fois, mille
fois j’ai rendu les armes, à ses pieds, à ses lèvres. J’ai rendu les armes,
j’ai hissé le drapeau blanc, pour que cesse enfin le feu de ce rapport de
force. Il y a eu des trêves, quelques unes, trop rares. Et puis la guérilla
toujours menée par son absence et son indifférence affectée, par ses retours
soudains, ses rappels, ses points de suspension trop éloquents. Par ses excuses
par ses silences, par ses fuites et son mépris.
Alors cette année, enfin, ce sera l’année sans elle. Elle
ne le sait pas bien sûr, elle ignore encore que tout est terminé. C’est peut
être cela le plus dur, de savoir que je suis celle qui détient les clés. Mais
elle est à l’origine de notre histoire, c’est à moi de la terminer, pour
retrouver un peu ma fierté. Je suis celle qui va anéantir notre relation,
poussée par elle.