Sororité
J’ai deux sœurs, évidemment, il n’y a pas que la petite, mais à la lecture de mes articles, je me rends compte que je n’évoque que rarement « ma sœur ».
J’ai deux sœurs, donc, il y a « ma sœur » et « la Petite ».
Ma sœur est aussi ma petite sœur, mais elle tellement moins petite que la Petite. Elle est celle du milieu, elle n’a jamais eu le rôle de «la petite», elle n’a jamais eu le rôle de l’aînée non plus. Elle dit souvent qu’elle a souffert de cette position entre deux. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j’imagine que c’est vrai, et je l'ai compris très tôt, un jour où elle m'a lancé, alors qu'elle n'avait que cinq ans et que la Petite était encore tout bébé "Depuis que la Petite est là, tu ne m'aimes plus!".
Ma sœur, je l’ai attendue tout au long des trois premières années de ma vie, l’inventant dans mes jeux avant même sa conception, la guettant chaque jour pendant les neuf mois précédant son arrivée. Elle mettait tellement de temps. Ma mère immobilisée dans le vieux fauteuil du salon vers qui je revenais toutes les heures sur la pointe de pieds pour demander « Elle est arrivée ? ». Pas encore, pas encore, Poly...
Elle est arrivée un midi finalement. Et comme je devais être d’un tempérament un peu tranché, mes parents craignaient très fort d’éventuelles crises de jalousie de ma part. En cadeau pour sa naissance, j’ai reçu une poupée Bécassine. C’est un cadeau de ta petite sœur m’a dit ma mère. Autant dire que le principe d’un bébé qui naît les bras chargés de cadeaux me laissait dubitative, mais ça ne m’intéressait pas plus que ça. Puisqu’elle était là, ma sœur. Plus question de la lâcher, de laisser les autres la prendre dans leur bras. C’était MA sœur, et je piquais de grosses colères pour ne pas partir de la maternité le soir venu, pour ne pas la laisser derrière moi.
Les premières années, je l’ai couvée comme une petite maman. J’étais la seule à comprendre ce qu’elle baragouinait, dans une prononciation plus qu’approximative, alors je traduisais, moi dont mes parents disaient que j’avais toujours parlé comme un livre. Je la défendais dans la cour de l’école maternelle, je lui lisais des histoires sitôt entrée au CP, et je jouais devant elle, qui regardait, qui écoutait, inlassablement.
Elle était mon public, mon élève, ma protégée, ma suivante, j’étais autoritaire, elle était impressionnable. Mais aussi très vite celle qui avait plus de force que moi, celle qui était plus hardie, et puis celle qui était plus jolie.
Celle dont on a jamais dit
qu’elle était grosse, mais qu’elle était « si bien faite ».
Celle dont on a jamais dit
qu’elle était drôle, mais qu’elle était « tellement belle ».
Celle à qui on ne demandait pas
si elle voulait devenir écrivain, mais si elle voulait devenir mannequin.
Lors des repas de famille, je faisais mon numéro. Quelques pitreries, quelques reparties bien senties, un peu d’érudition, petit singe bien dressé, qui me permettaient de m’attarder à la table des adultes, où immanquablement le silence se faisait. « Qu’est-ce que ta deuxième est belle » à l’adresse de mon père, ou de ma mère qui ne savaient que répondre. Prend-on garde à la susceptibilité d’une enfant de dix ans dont on a presque oublié qu’elle s’était glissée à cette table ?
Alors très tôt j’ai réalisé. J’étais la marrante, l’intelligente, la sérieuse, la grande, mais pas la jolie, pas la mignonne. Et les gens ont orchestré notre rivalité.
Alors très tôt, je me plantais
devant la glace le soir, et jetais à mon propre reflet:
« Tu es moche, alors sois intelligente ».
Je me souviens d’un week-end à Toulouse, en plein été, où mes parents avaient été impressionnés des comportements masculins latins et méditerranéens, à l’égard de ma sœur. Qui était si jeune, seulement dix ans, mais qui en paraissait cinq de plus. Je me souviens des hommes que nous croisions dans la foule et qui se signaient face à ma sœur, en la regardant droit dans les yeux, en lui soufflant « Mama mia ! ». En dépit de mon père qui lui tenait la main, de ma mère et de la petite en poussette à côté. Et de moi, invisible, qui n’existait plus. De ses grands yeux bleus, d’enfant effarouchée, qui ne comprenait pas. La concupiscence des hommes pour son corps de femme.
Mon père était fier des propositions des photographes d’agence de jeunes mannequins, qui l’arrêtaient en pleine rue quand il se promenait avec ma sœur de onze ans. Et il était fier de me voir soutenir, à quatorze ans, une conversation sur les relations entre Mussolini et le Vatican au restaurant avec ses amis. Il n’a jamais semblé comprendre à quel point j’aurais pu brûler tous mes livres pour ne recevoir qu’un seul compliment à mon tour sur mon physique.
De sa part, ce n’est venu que des années plus tard. Alors que j’étrennais à Noël un cadeau d’Elixir, un joli haut. Tu es belle ma fille, m’a-t-il dit en me prenant dans ses bras. Je me suis cachée pour pleurer. Parce que j’avais 21ans, et que c’était la première fois qu’il me disait cette phrase qu’il avait tant répété à ma sœur. Parce que j’avais 21ans, mais que je réalisais à quel point c’était trop tard pour moi. A quel point je n'y croyais pas, et me trouverai toujours laide, devant ma glace, sur les photos, à côté d'elle... A quel point je m’étais construite, depuis l’enfance, dans le rôle du vilain petit canard.
Toute mon adolescence, j’ai craint de ne jamais pouvoir présenter ma sœur à la personne que j’aimerais, de peur qu’elle ne m’efface à ses yeux. J’ai craint les premières fois qu’Elixir venait à la maison qu’elle ne tombe sous le charme de ma sœur, sans me rendre tout à fait compte de l’absurdité de cette phobie.
Je ne suis pas idiote, je sais que de son côté, ma sœur s’est construite en faisant face aux remarques de nos professeurs qui lui disaient sans sourciller « ta sœur c’était autre chose ! », « ta sœur était tellement brillante ! ». Pas de comparaison, s’il vous plaît, disait ma mère sèchement, tout comme elle me répondait « ce n’est pas vrai, vous êtes différentes, je refuse de vous comparer, je ne veux pas faire ça » quand je la sommais de m’avouer qu’elle aussi trouvait ma sœur tellement plus jolie que moi.
Je sais que ma sœur a souffert de
son côté aussi. « J’ai eu mon bac ! bon évidemment, pas comme toi
hein, pas de mention, et pas à l’heure, mais tu n’imagines même pas à quel
point je suis contente ! »
Mais bien sûr que si que j’imaginais, que je comprenais, lui
répondis-je. « Non justement, tu ne peux pas comprendre toi! ».
Je sais que ma sœur a souffert de
mon père aussi, et de son si dur « la mention c’est en
option ? ».
Ma sœur sait que nos parents ne
m’ont jamais regardée comme elle.
Je sais que nos parents n’ont jamais pleuré de joie sur ses diplômes.
Et nous respectons ces douleurs-là.
Nos disputes naissent encore souvent de cette rivalité, dont nous ne voulions pas entre nous, et que nous gérons difficilement parfois, et se terminent toujours, dans les bras l’une de l’autre, elle pleurant évidemment, son rôle de grande fille sensible n’est-ce pas, moi retenant mes larmes, mon rôle d’intello revêche encore…
Mais nous savons ce qui fait mal, et nous défendons l’une l’autre bec et ongle contre les paroles indélicates, d’où qu’elles viennent.
Elle est ma sœur, je suis la
sienne, dans toute la latitude possible de cette possessivité.
Et nous cherchons toujours à nous impressionner sur les terrains de prédilection qui ne sont pas les nôtres, car nous souffrirons toujours de ne pas être la jolie qu’on admire quand elle paraît, ou de ne pas être l’érudite qu’on écoute quand elle parle.