Les Berlines
Comme l’avion atterrissait peu après vingt deux heures, ils avaient dîné tôt dans un petit restaurant de la ville. Puis, ils étaient allés récupérer la grosse voiture noire, dont il était très fier. Aux caisses du parking, un homme sans âge, un peu hirsute, habillé chaudement pour un mois de juillet, buvait seul, avec à ses pieds un grand sac poubelle ouvert, qui devait contenir la totalité de ses affaires. Au moment de payer, elle avait eu une brève hésitation face aux indications de l’automate, alors l’homme seul en avait profité pour engager la conversation
« - Vous mettez le ticket là, madame… C’est compliqué ces machines-là maintenant hein ?
Puis il s’était tourné vers lui. Bonne soirée ? avait-il demandé.
- Ca va… Et toi, ça va ?
- Ca va…
- Pas trop d’emmerdes ?
- Non, ça va, c’est calme à c’t’époque…
- Ca fait longtemps que tu fais la rue ?
- Ca va faire treize ans…
- Et ça va ? Pas trop dur ?
- Non, ça va, on fait aller, j’cherche pas la merde, j’reste tranquille…
Comme elle avait réglé avec un billet de dix, l’automate lui avait rendu la monnaie.
- Tiens, donne donc la monnaie au gars, lui a-t-il dit.
L’homme seul a tendu la main, avec un petit signe de tête
- Merci… Puis il s’est à nouveau tourné vers lui. C’est laquelle ta voiture ?
- Celle en face, là, a-t-il répondu en tendant le bras
- Ah ouais, belle voiture dis donc ! T’es dans quelle partie toi ?
- Moi je suis dans le bâtiment.
- Et ça va, ça marche bien, doit y avoir du boulot là, non ?
- Ca va, ça marche ouais…
- Eh t’as pas vu tout à l’heure ? Une grosse Mercedes noire, super belle, vitres teintées et tout… T’as pas vu ? Ben c’était un joueur de foot dedans à c’qui paraît !
- Ah ouais ? Non, j’ai pas vu…
- Ah ben eux, j’peux t’dire, ils en gagnent du pognon, ça y en a hein !
Tous les deux ils avaient acquiescé, et puis ils avaient fini par s’en aller
- Allez vieux, bonne soirée, a-t-il lancé en lui serrant la main et avant de tourner les talons
- Ouais bonne soirée. Bonne soirée madame…
Et ils sont partis rejoindre la voiture.
Et moi un peu en retrait, je pensais à mes craintes de fillette à l’égard des hommes seuls et un peu ivres qui m’interpellent parfois dans les rues, et auxquels je n’ose pas toujours répondre, et vers lesquels je ne vais pas souvent faire un peu la conversation, ne sachant pas assumer le prix de mon dernier cadeau de Noël…
Et moi, un peu en retrait, j’observais le naturel de ce couple petit bourgeois qu’étaient devenus mes parents, ce couple d’enfants de la rue qu’étaient restés mes parents.