Rue de la glacière
Elle affectionnait tout particulièrement la rue de la glacière, celle aux boutiques les plus huppées d’Aix en Provence, petite snobinardise d’étudiante fauchée qui aimait rêver au luxe.
Elle y passait et repassait, de jour en jour et de jour en jour elle passait et repassait devant cet homme au cheveux longs, en anorak, assis parterre sur un sac de voyage usé, une vieille bouteille en plastique à ses côtés. Il avait les yeux fermés et paraissait dormir. De jour en jour elle allongeait un peu le pas, détournait un peu le regard, en passant devant lui.
Ce soir là, elle s’était mise en quête d’un foulard, inutile, pour se rendre un peu plus accessoire encore. Elle ne trouvait pas, et cela l’agaçait un peu. Elle est passée deux fois devant l’homme au cheveux longs, aux yeux fermés, assis par terre, qui paraissait dormir.
Elle a voulu s’arrêter la deuxième fois, mais n’avait rien à lui donner. Elle n’a pas osé. Mais elle a continué jusqu’au distributeur d’argent, et est revenue sur ses pas, en passant par la boulangerie pour lui acheter quelque chose à manger.
Elle est arrivée devant lui. Elle s’était dit qu’elle s’accroupirait à sa hauteur, pour qu’il voit son visage, pour le regarder dans les yeux.
Finalement, elle n’a pas réussi. Elle est restée debout et droite pour lui dire « Bonsoir ».
L’homme a ouvert les yeux. Des yeux bruns et rieurs, des yeux calmes et doux. Il lui a souri et puis il a répondu « Bonsoir ». La sérénité qui se dégageait de son visage l’a déstabilisée dans un premier temps.
Elle a perdu ses mots. Au lieu de lui
tendre le sandwich, elle lui a demandé « Vous avez faim ? »
"Non"
a-t-il répondu, presque surpris.
Il faisait froid, et la nuit était tombée
depuis un moment déjà.
Elle a insisté « Vous voulez de l’argent ? »
prête à lui donner le billet qu’elle venait de retirer.
"Non" lui a-t-il encore
répondu en souriant de plus belle.
Elle n’a rien su répondre, elle lui a juste
reproposé le sandwich qu’il a refusé à nouveau « Non vraiment, c’est très
gentil, mais je ne le mangerai pas… ».
Elle s’est excusée. Elle lui a dit
au revoir, elle a tourné les talons. Elle aurait voulu disparaître. Elle s’est
sentie très seule tout à coup, très vide tout à coup, très vaine. Elle a
compris combien elle était pauvre.
Elle a imaginé qu’elle aurait pu retourner le voir, et lui demander ce qu’il faisait là, alors, ce qu’il attendait. Elle a imaginé le sourire qui lui aurait encore répondu. Alors elle aurait ajouté « vous méditez ? » Il aurait souri encore. Peut être sans rien dire. Alors elle aurait eu la force de se laisser glisser sur ses talons, contre le mur, à côté de lui. Et de lui dire « vous avez de la chance ». Et de rester à ses côtés. Regarder passer les femmes rue de la glacière, regarder passer sa vie, la tête entre ses mains. Si elle était vraie, c’est ce qu’elle aurait fait, mais…